Titre 1
Les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides
Carte blanche à Alice Santiago et Bertrand Riou, commissaires d’expositions
Avec Morgane Denzler, Rebekka Deubner, Marcos Avila Forero, Paul Heintz, Camille Holtz, Dominique Hurth, Muriel Joya, Mazaccio & Drowilal, Nelly Monnier, Baptiste Rabichon, Todèl, Mükerrem Tuncay
"Nos humeurs, nos pensées, nos émotions et nos sentiments peuvent engendrer des changements en ce lieu. Nous ne sommes pas en mesure de les comprendre. Les vieux pièges disparaissent, de nouveaux les remplacent ; les anciens lieux sûrs deviennent impénétrables, et le chemin est tantôt simple et facile, tantôt incroyablement déroutant. La Zone est ainsi. Elle peut même sembler capricieuse. Mais en réalité, à tout moment, elle est telle que nous la concevons dans notre esprit… Tout ce qui se passe ici dépend de nous, non de la zone."
Stalker d’Andreï Tarkovski, 1979
Substances de zones
"Le cas des îles mis à part, toutes les bornes plantées entre les nations sont des œuvres de l’homme."
Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, 1905
Réunissant les travaux de quatorze artistes dont deux duos, ce projet d’exposition collective s’articule autour des notions de zones, qu’elles soient interdites ou contrôlées. C’est tout d’abord en écho à l’actualité, aux multiples conflits géopolitiques qui frappent notre monde et nous échappent, que ce projet prend forme. Il est question ici de frontières, de zones de troubles, mais également de flous géographiques ou de restrictions mentales et sociales. Comment les artistes perçoivent et traduisent-ils plastiquement l’espace cloisonné, prohibé, inaccessible ?
Prisonniers d’un environnement délimité, physique ou psychique, l’être humain n’est plus qu’un corps qui devient à son tour objet d’ostracisme et d’interdits. Mais a contrario, il est toujours, partout, au centre du monde. Par cette pensée, notre rapport à l’espace peut échapper aux dictats de l’enfermement des corps et de la pensée.
De nombreux artistes s’intéressent aux divisions territoriales et à leurs conséquences, au renforcement des frontières et à la mise en place de diverses formes de surveillance, et étudient la réappropriation symbolique du territoire.
À travers photographies, installations, peintures, vidéos ou publications, l’exposition rend visibles des lieux inatteignables ou contraignants. En l’observant ou le transgressant, les artistes de l’exposition questionnent et rendent sensible le principe d’exclusion qui semble régir nos sociétés contemporaines.

Avec
Morgane Denzler
Avec Ceux qui restent 14, 15, Morgane Denzler nous montre, par le socle original du puzzle, un bout d’archive de la guerre civile du Liban qui s’est déroulée entre 1975 et 1990. Son œuvre remboite les souvenirs des disparus ou de ceux qui ont vécu ce conflit armé. Ce sont des témoignages historiques d’hommes et de femmes qui se sont battus lors de cette sombre période. Cette appropriation d’archives en noir et blanc ne dévoile pas les visages, provoquant ainsi une confidentialité des corps. Ici, l’artiste donne à voir des substances de zones, des photographies parcellaires rassemblant des fragments d’histoires, tentatives supplémentaires pour ne pas faire tomber ces traces dans l’oubli. Dans la revue Esse n°86 (hiver 2016), il est noté que "des frontières symboliques et des régions historiquement chargées, telle la "ligne verte" à Beyrouth incitent des artistes à proposer une relecture de l’Histoire hors des balises habituelles du discours dominant." Lors d’un long séjour, Morgane Denzler fut extrêmement marquée par les stigmates des zones visitées.
La rue de Damas était un no man’s land et représentait la « ligne verte » en raison de la verdure des plantes sauvages qui avait envahi ces espaces désertés. Ce terrain de combats meurtriers entre les milices chrétiennes et musulmanes, ainsi que les affrontements entre groupes de mêmes confessions et les milliers d’enlèvements, firent de ce lieu une zone redoutable à éviter. Mais souvent comparée au mur de Berlin, la "ligne verte" représentait une frontière qui n’avait évidemment rien d’une simple ligne.
Rebekka Deubner
À travers la photographie, Rebekka Deubner questionne la matière et ouvre la porte de son univers, à la fois mystérieux et poétique. En pénétrant dans des zones inconnues, le spectateur est invité à aller au-delà de l’objet, sollicitant ainsi tous ses sens.
Les œuvres En surface, la peau I et II rassemblent des photographies prises depuis plusieurs années. Ainsi se succèdent les images de corps ou de fragments de corps, témoignages de moments d’intimité, expressions du désir. Le corps, dans toute sa capacité expressive et sensuelle est étudié. L’artiste capte la matière, la peau, mais également les sensations qui y sont associées : la tendresse, les caresses. L’acte photographique est pour Rebekka Deubner un moyen de s’approprier cette gestuelle, ces échanges tactiles, inaccessibles dans la durée. Le drap présenté ici propose un patchwork de ces photographies. Il ne sert plus à cacher ces intimes étreintes mais les expose. Il permet de franchir ces frontières, de donner une sorte de perceptibilité au désir, par l’image, presque transparente.
"Le corps forme le signe d’un langage organique qui se déploie en silence dans l’espace selon un pur jeu visuel et sensuel.
Le désir nait de la séparation. Il découle de la limite intrinsèque qui nous constitue physiquement et nous distingue de l’autre.
La peau ; enveloppe sensible, surface exposée, à la fois frontière et zone de contact, espace offert au corps à corps.
Ces corps étrangers ou intimes, dépossédés de leur image m’appartiennent, me désignant par leur accumulation la spécialité de mon désir.
Capter le geste en plein vol ou appréhender le corps par fragments, rendre compte de sa surface mouvante et émouvante. La photographie traduit une expérience sensible et tactile du corps qui se fait reflet et symbole d’émotions indicibles ; qu’il soit en tension, amoureux ou à l’abandon.
Ainsi le geste appelle le geste, la caresse provoque la caresse et le dialogue entamé se prolonge par la juxtaposition des images dans une frise où les signes s’épanouissent et se répondent, esquissant un répertoire subjectif de ce langage sans signifié.
Le drap ici ne voile plus. Il est devenu images. L’objet intime dévoile. L’étreinte s’expose."
Rebekka Deubner, octobre 2016
Marcos Avila Forero
Les recherches et les projets de Marcos Avila Forero ne se développent pas uniquement dans son pays, la Colombie, mais aussi en Corée du Sud, au Maroc, en France, etc. Ses participations aux luttes sociales, son implication dans les problématiques géopolitiques de mouvements de populations et les déplacements culturels qui en découlent en font son cheval de bataille. Ses œuvres se retrouvent ainsi parfois être le prisme de combats que mènent des groupes d’individus à travers le monde.
Cette œuvre, Cayuco, nous rappelle qu’il existe au Maroc une route entre la frontière fermée avec l’Algérie près de la ville d’Oujda et celle avec l’enclave espagnole de Melilla, qui représente la dernière étape pour chaque migrant clandestin qui l’emprunte avant de tenter la traversée vers l’Europe. Avec le temps, un étau s’est refermé sur ces voyageurs. D’un coté, une frontière endurcie et de plus en plus violente, et de l’autre, une frontière totalement fermée pour cause de conflit diplomatique. Une reproduction en plâtre d’un « cayuco », embarcation de pêche souvent utilisée pour la traversée des clandestins, a été déplacée d’une frontière à l’autre, reprenant cette même route. Poussée à même le sol durant plusieurs jours, la sculpture s’est usée peu à peu par son propre déplacement, dessinant par la même occasion un sillage, une réminiscence blanche de son voyage jusqu’à la montagne de Gourougou. D’après L. Malfona, "Si le pouvoir de la mondialisation a invalidé la notion même de frontière, des gens meurent encore en essayant de les franchir". Le parcours aboutit sur une rencontre, celle de ces personnes qui ont échoué là, cachées, pour certaines depuis des années, en attendant le « bon moment », à cet endroit surplombant Melilla d’ou l’on peut voir les barbelés de la frontière.
Cayuco retrace ainsi toute l’expérience, le trajet parcouru, les paysages traversés. Les restes de l’embarcation en plâtre évoquent le naufrage de l’épave, symbole de l’échec malgré une réussite, celle d’arriver dans un pays que l’on ne connaît pas après avoir laissé une grande partie de soi dans un terrible et interminable voyage.
Paul Heintz
Paul Heintz est un témoin aiguisé du monde qui l’entoure. Cela se reflète dans des projets qui prennent pour socle commun les faits divers de notre société. Nonobstant sa pratique qui se traduit par des pièces d’une réalisation "professionnelle" et "léchée", ses détournements nous donnent à voir méthodiquement mais aussi avec une certaine poésie ce qui est et ce qui a été, restituant savamment le sujet au regard du spectateur.
Dans cette œuvre, La Vie de Rêve Nick Charles III, Paul Heintz a documenté dans un journal (imprimé en centaines d’exemplaires sur les mêmes presses rotatives qui éditent le quotidien Libération) l’intérieur d’une prison de Nancy désormais démantelée. Cette publication est en quelque sorte une stratification, c’est-à-dire la somme de différents moments de l’histoire de ce lieu jadis ultra cloisonné. Dans un travail de photoreporter, il restitue les traces laissées par les détenus durant leur incarcération : tags et messages inscrits sur les murs, dessins, affaires laissées derrière eux… Cela nous rappelle la phrase de J. Joyce : "Les lieux se souviennent des évènements".
Inscrit dans des journaux placés dans l’espace d’exposition du CRIC, cet inventaire est néanmoins, tout comme la prison, voué à une disparition programmée. Comme le prisonnier qui, lui-même dissolu dans un enfermement est, in fine, voué à une libération à double sens. Au-delà de la perpétuité, sortir de la zone est le but, pour ne plus jamais y retourner. Ici, Paul Heintz libère véritablement l’histoire et pousse le spectateur-flâneur à ne pas détourner le regard, devenant le témoin de la vie passée au sein de l’ancienne prison de Nancy.
Camille Holtz
Fétiches de Camille Holtz est un projet de vie fusionnel par sa posture focalisée vers l’univers très particulier des concours animaliers, en l’occurrence ici de canidés. Ces événements relativement spéciaux et concevables par une minorité de personnes ayant la même passion, nous laissent penser que les photos et la publication qui les renferme sont un constat éthologique original. La relation entre les "propriétaires" et leurs animaux "de compagnies" est singulièrement étrange. Outre l’enfermement du chien dans une cage, une ressemblance se dessine entre son maître et lui, créant un espace égalitaire. Leurs vies semblent liées. Une connivence se crée avec l’humain. Le concours canin est ainsi une zone à part, avec ses propres codes, où l’homme et l’animal se retrouvent sur le même piédestal. Et gagnent des trophées qui semblent communs à leurs personnalités.
On est loin de la domination extrême, mais il y a quelque chose d’assez déroutant dans ce microcosme de connaisseurs. Les caniches, bulldogs et autres fox terriers sortent de leur habitat naturel, celui de la maison, de l’appartement, du jardin, de la rue ou de la campagne, pour se retrouver dans une zone superficielle qui met en avant l’ultra représentation des corps. C’est, paraît-il, "une mafia comme dans beaucoup de milieux fermés." (Fétiches, éditions FP&CF, 2015). En tant que spectateur non averti aucune critique n’est faite ici, le ressentiment est davantage dans la sensation inavouée d’une fascination dérangeante.
"Ta vie continue,
la mienne aussi.
Rendez-vous
dans une autre dimension.
Au moment opportun,
je t’y accueillerai."
(Extrait de Fétiches)
Dominique Hurth
Les recherches de Dominique Hurth, artiste basée à Berlin – zone géographique qui n’est pas sans incidence sur son travail - dévoilent souvent ses études processuelles concernant l’Histoire. Le lien avec ce qui est énoncé plus haut, fait objet de similitude. Joseph L. Nasr dit (dans son ouvrage Beirut / Berlin : Choices in Planning for the Suture of Two Divided Cities) que "au lieu de laisser cette blessure profonde guérir et se cicatriser d’elle-même, on a décidé dans les deux cas [à Berlin et à Beyrouth] de la suturer, c’est-à-dire de recoudre le tissu urbain de manière planifiée, chirurgicale." Dans la même veine, ce projet présenté au CRIC dévoile un fait historique marquant du XXème siècle, aujourd’hui quasiment oublié. Il nous remet en mémoire ce que fut cette ségrégation territoriale, la rupture entre l’Ouest et l’Est durant la Guerre Froide, véritable dimension physique et symbolique de la démarcation, qui engendra certaines pratiques activistes. En effet, plutôt que de penser les lieux comme des zones fermées par des frontières, des quidams s’en sont emparés pour les franchir de façon extraordinaire. Ils avaient la volonté de rendre incertaines les frontières, posant la question de leur localisation et de leur présence.
C’est le cas de Mathias Rust, un aviateur allemand devenu célèbre en 1987 grâce à un exploit : celui d’atterrir avec un petit monomoteur à côté du Kremlin, haut lieu de la capitale moscovite, juste avant la fin de la Guerre Froide. Le 28 mai 1987 il quitta l’aéroport Helsinki-Malmi en Finlande et s’écarta de son plan de vol pour pénétrer en URSS à basse altitude. Après 800 km de survol du territoire soviétique, il se présenta au-dessus de la Place Rouge de Moscou et se posa sans encombre. Le procès de Mathias Rust a débuté à Moscou le 2 septembre 1987. Il a été condamné à quatre ans de travaux forcés pour non respect des règles de l’aviation internationale et franchissement illégal de la frontière soviétique. Après 432 jours de prison en Russie, il fut libéré avant une rencontre des dirigeants soviéto-allemands, le 3 août 1988. Plus tard, Mathias Rust a raconté qu’il voulait provoquer une première brèche dans le rideau de fer pour mettre fin à la Guerre Froide.
Muriel Joya
Pour Continuum, Muriel Joya a travaillé à partir de visuels d’entrées de grottes glanés sur internet, puis redimensionnés et associés les uns aux autres. Ces trous noirs, énigmes géologiques, nous apparaissent comme des zones possiblement pénétrables, dont l’unique entrée nous est perceptible. Au delà de cette surface, tout est possible. La grotte, zone inaccessible ou zone de projection totale, peut symboliser le néant, ou l’infini. Un tunnel dont la sortie reste incertaine et obscure. Elle nous évoque des histoires, des contes, mais aussi l’Histoire, la préhistoire, et la géographie. Matériellement, l’œuvre fait écho au médium photographique même, au tunnel, au diaphragme, à la circulation de la lumière autour d’une métaphorique porte d’entrée. Comment déterminer la frontière entre la surface et la profondeur de l’image ? Fascinée par cette idée de profondeur inconnue, d’un espace-temps indéfinissable, Muriel Joya questionne ici la limite entre ce que nous pouvons voir et ce qui appartient inévitablement au domaine du mystérieux. De par l’invisibilité des strates temporelles qu’elle renferme, la grotte incarne un passé hypothétique et poétique.
Ce projet vient compléter la pratique de Muriel Joya qui questionne le temps et déplace les limites de l’espace. L’artiste accorde au paysage une importance particulière. L’impénétrable et l’intemporel définissent son travail, tout comme cette dernière production réalisée pour l’exposition. Continuum évoque le cosmique et invoque l’infini.
Mazaccio & Drowilal
À l’instar du Deep Web, Mazaccio & Drowilal utilisent les codes de ce qu’on pourrait appeler le Shallow Web, c’est-à-dire l’utilisation d’infinité d’images mainstream accessibles à la surface du monde 2.0, pour ainsi réaliser des œuvres à quatre mains. Ce duo magnifie des moments du quotidien, simplissimes à priori, qui, par le biais de leurs transformations se figent dans une multitude de plans souvent kitchs et drôles. Cette maitrise de l’image numérique révèle plusieurs choses. Tout d’abord une irrésistible envie de représenter l’attirant marasme qu’est l’internet aujourd’hui, afin de montrer que l’appropriation ne fait plus essentiellement figure de citation, mais bien d’une réinvention des images. On y reconnaît la marque, le tampon indélébile des deux artistes épris de cette multiplateforme par définition inépuisable qu’est internet. Ils ne récupèrent d’ailleurs pas tout sur le world wide web. En effet, beaucoup d’images viennent d’eux-mêmes, rajoutant plus encore du figuratif numérique à notre monde globalisé et affamé d’images. Ils shootent dans leur atelier lors de séances de portraits complexes (on comprend pourquoi) : des chiens, des chats, des perroquets… Et parfois se mettent en scène. Nés tous deux à la fin des années 80, ils ont grandi dans un monde bombardés d’images -la première arrivant historiquement dans le flux d’internet en 1992 grâce à une équipe de chercheurs français basés en Suisse-, et ont très naturellement décidé de se les approprier en les accouplant, fidèles à elles, pour le meilleur et pour le pire. Reproduisant et modifiant encore et encore leurs photographies, utilisant tout ce que peut donner en images la société du XXIème siècle, ils s’avèrent ainsi profondément contemporains.
La notion de territoire prend une tout autre dimension depuis l’avènement d’internet, prisme permettant d’observer le monde dans sa totalité, et ainsi d’en tracer une cartographie plus visible. On ressent d’ailleurs dans le travail de ces artistes une tension entre l’existence de barrière physique et l’omniprésence d’internet. Au-delà du tempérament obsessionnel de leurs séries et de l’accumulation qu’elles apportent à notre regard, il s’avère néanmoins possible de déceler des stories.
La série désinhibée Nunuche expose des collages sur sopalins (collectionnés par Élise Mazaccio durant toute son enfance) de photos de nudistes glanés sur le net. Il est facile de ne voir que le caractère superficiel et décalé de ce mode de vie qui prône l’intimité territoriale par excellence. L’interstice sous-jacent est à aller chercher plus à l’intérieur et moins à la surface du médium.
Tel des anthropologues, Mazaccio & Drowilal observent au loin - on les imagine avec des jumelles, allongés sur le ventre surplombant une dune de sable, dans une scène à la Wes Anderson - des naturistes à la plage et étudient leur quotidien. Ils les apposent dans des situations précises, les contextualisant au sein d’imprimés colorés, dans une esthétique à la fois surannée et profondément attirante. Certains jouent au tir à la corde, d’autres font face à l’immensité de la mer, une autre est allongée en étoile et bronze de tout son soûl. Les deux artistes tournent autour de ces scènes de détente, en restant à distance, sans jamais entrer dans l’intimité des nudistes. La scission corps nus / corps couverts est naturellement respectée, n’entravant pas ce mode de vie autorisé dans certaines zones prédéfinies du littoral.
Nelly Monnier
Nelly Monnier parcourt inlassablement le(s) territoire(s) et développe un important corpus de photographies, peintures et sculptures, en solo ou lors de collaborations (Secteur Lambda avec Gaëlle Delort, Nouvelle Architecture Tertiaire, Wood Station, etc. avec Eric Tabuchi).
Avec sa série Paintball Gang, Nelly Monnier prend le contre-pied de ce que peut être une zone militaire interdite. Entre les lieux, ses gouaches nous montrent des territoires sensibles post apocalyptiques et hors du temps. L’artiste nous confie que dans ce projet au long cours « la thématique et l’ambiance sont finalement assez personnelles. On sent l’ambition de telle ou telle association, de ses penchants, ses couleurs, ou ses guerres préférées (!). Je visite toujours les terrains lorsqu’ils sont vides, en semaine, sinon c’est assez gênant, et les participants ont parfois un peu honte de jouer à la guerre en treillis ; ils sont un peu sur la défensive. Que ce soit à l’intérieur du parcours comme à l’extérieur, quand tu es juste de passage et que tu découvres un terrain, c’est une histoire de territoire bordeline à s’approprier. » Dans ces zones factices, le concept de territoire en tant qu’espace délimité au caractère clivant tend à s’estomper.
Ce sont des mini-territoires à conquérir en équipe. L’artiste, par un travail d’inventaire de ces sites récréatifs, objective le clivage entre la vraie guerre et le jeu de la guerre. En pénétrant dans ces espaces hétérotopiques – ou "contre-espaces" – elle fait d’emblée le lien entre le monde réel et le monde imaginaire, déplaçant notre perception dans un interstice, une fausse zone tampon. Faire la dissociation est de mise ; bien que magnifiés par une picturalité saisissante, nous sommes bel et bien face à des terrains illusoires de zones de guerres.
Baptiste Rabichon
Baptiste Rabichon développe depuis plusieurs années un corpus photographique dense et protéiforme. Son modus operandi passe entre autre par des restructurations fractales ; il casse la muraille des images, les disloque, puis les répare de façon entropique et en crée de nouvelles.
Dans Fontaines ce qui est présenté au premier plan est plus net, plus direct. Le filtre de couleur bleue n’enlève en rien la force de l’image. Ce visuel, à première vue pornographique, nous dévoile que les marges -ce qui se trouve aux alentours des limites du visuel- ne comptent pas ; atteignant ainsi une certaine proéminence esthétique. Face à notre regard la zone érogène n’a pas qu’une seule signification. Le minéral est présent mais son sens est multiple. Baptiste Rabichon s’est déplacé littéralement dans l’espace intime pour immortaliser un instant fugace.
Un climax. Captée dans le vif du moment, la « femme fontaine » dévoile la source d’un plaisir caché, possible dans un état d’abandon ultime. Comme dans ses œuvres de grand format, proches de l’abstraction, cette représentation accentue une certaine idée d’esthétique libre et débridée. L’artiste n’annule pas le geste, il s’efface devant l’acte et, dans cette frontière morale, dévoile derrière l’objectif photographique la non-coercibilité de sa démarche.
Todèl
Le duo Todèl réunit Delphine Wibaux et Tom Rider, deux artistes travaillant autour de la notion de "captation". Les différents médiums qu’ils emploient (image, sculpture, installation, écriture et expérimentation sonore) restituent un travail de prélèvement, majoritairement effectué en pleine nature, leur volonté étant d’extraire certains évènements invisibles ou inaudibles par des procédés alliant l’expérience scientifique à une approche politique de la phénoménologie.
En 2014, ils ont entrepris un travail sur plusieurs volcans dans lesquels ils désirent faire cuire leurs pièces de céramique, afin de réaliser une installation réunissant sons volcaniques et pièces en terre cuite. Leur première recherche se base sur l’Eldfell (littéralement "Montagne de feu") sur l’île Heimaey. Les images présentes dans l’exposition, associées à la diffusion d’un son* enregistré sur place, sont les documents de travail du projet en cours. Le volcan, zone géographique capricieuse, inaccessible et strictement interdite, est ici expérimenté et étudié en profondeur. Dans l’évolution du projet, les artistes devront répondre et s’adapter aux humeurs des volcans choisis, tout en transgressant les principes de ces zones. Ce projet qui se déroule dans le plus grand respect de la nature vient compléter leur pratique engagée autour de la matière organique et végétale. Dans cette exposition, il constitue une représentation métaphorique, poétique et détournée de la zone interdite entendue dans son sens géopolitique.
*Mélange d'eau et de vapeur sous pression acheminé des profondeurs vers la centrale.
Mükerrem Tuncay
Mükerrem Tuncay étudie l’être vivant et sa façon d’évoluer physiquement ou psychologiquement. Ses recherches évoquent la transformation qui s’opère entre le passé, le présent et le futur. Ces zones de passage incarnent souvent la base des travaux de l’artiste. Dans son Guide de survie pour une personne de 27 ans, l’artiste reflète le malaise des hommes face au temps qui passe ; au vieillissement et à la crise psychologique que peut entraîner le passage à un âge supérieur. Lorsqu’elle a commencé ce projet évolutif, Mükerrem Tuncay était âgée de vingt sept ans et a voulu signifier ce que l’incertitude de l’approche de la trentaine pouvait faire surgir en elle.
Composée à l’heure actuelle de trois chapitres,
respectivement incarnés par des sculptures, cette œuvre se verra bientôt complétée par les chapitres quatre et cinq. Ce découpage narratif permet à l’artiste de créer un lien direct avec le spectateur. Les étapes de l’histoire se succèdent mais certaines peuvent se lire indépendamment des autres. C’est le cas du troisième chapitre, présenté ici. Le pigeon-animal très apprécié et respecté en Turquie, pays d’origine de l’artiste – symbolise l’être humain face à sa destinée. Le cercle blanc fait référence à l’instant présent. Le futur, zone mentale inaccessible et parfois angoissante, apparaît alors divisé et incertain. À sa sortie de la zone dite "présente", le pigeon a le choix du chemin à prendre. Ainsi, l’artiste insiste sur le fait que toute décision prise aujourd’hui aura une incidence sur demain. À travers cette représentation métaphorique du destin, elle évoque la fragilité de l’équilibre de la vie. Nous cherchons en permanence à franchir des frontières mentales et physiques tout en préservant notre équilibre, aussi précaire soit-il. Par sa pratique, Mükerrem Tuncay tente de raconter ces expériences temporelles.